La plume vivante est une revue congolaise fondée par Fiston Loombe Iwoku, dans l’optique de « faire connaître aux peuples du Sud, des textes qui peuvent l’aider à formater et à reformater son imaginaire ». Elle se donne pour mission de promouvoir la littérature francophone des deux rives du fleuve Congo, avec une fenêtre ouverte sur le reste de l’Afrique et du monde.
La littérature congolaise d’expression française rencontre plusieurs problèmes qui plombent son essor : les difficultés liées à la diffusion du livre, l’accès limité aux œuvres publiées à l’étranger, les soucis financiers entravant la publication des manuscrits ou l’achat des livres entre autres. Ces problèmes sont quasiment les mêmes qu’on rencontre dans tout le champ littéraire africain.
La revue La Plume vivante entend donc donner de la visibilité aux écrivains des deux Congo notamment, ceux qui n’ont pas toujours les moyens financiers nécessaires pour éditer leurs manuscrits. Elle entend également promouvoir la littérature francophone dans son ensemble et met un point d’ancrage sur la célébration des écrivains qui ont marqué de leur empreinte la littérature africaine. C’est ainsi que son troisième numéro a rendu hommage au poète congolais Tchicaya U Tam’Si.
Tchicaya U Tam’Si et son destin prodigieux
Dans ce troisième numéro de La Plume vivante, les contributions du Pr Masegabio Nzanzu ainsi que du journaliste et écrivain Florent Sogni Zaou, ont retracé la vie de Tchicaya U Tam’Si décédé le 22 avril 1988. L’on a pu comprendre l’essence des productions littéraires du grand poète congolais et les prises de position qui ont été les siennes tout au long de sa vie. De son vrai nom Gérald-Félix Tchicaya, il prend le pseudonyme Tchicaya U Tam’Si en 1957. Ce nom qui signifie dans une langue locale congolaise, le Vili : « petite feuille qui parle pour son pays », est symbolique de l’attachement de l’auteur pour son Congo natal.
En effet, Tchicaya U Tam’Si est né au Congo-Brazzaville en 1929, une date qu’il a plusieurs fois confirmée en lieu et place de celle de 1931 qui est officiellement évoquée. Son père, Jean-Félix Tchicaya, est un brillant député du Moyen-Congo qui a siégé au Palais Bourbon, à côté du Sénégalais Lamine Gueye, de l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, du Martiniquais Aimé Césaire, du Camerounais Rudolph Douala Manga Bell et bien d’autres. Les déplacements liés à ses multiples fonctions ne vont pas permettre à son fils d’avoir une scolarisation stable. Alors âgé de 17 ans, le poète et son père s’installent en France. Il sera inscrit en classe de sixième, selon ses propres dires, au lycée d’Orléans. Mais, l’autorité de son père qui le prédestinait au métier de magistrat et qui ne lésinait pas à utiliser des méthodes rudes pour assurer son éducation; de plus, avec son handicap physique qui faisait l’objet des railleries, Tchicaya U Tam’Si va finalement quitter l’école et la maison familiale. Il s’installe seul, et commence à faire de petits travaux pour survivre et à développer ses capacités d’autodidacte pour devenir le grand écrivain congolais qui est passé tout près de gagner le Prix Nobel de Littérature en 1986, finalement décerné au Nigérian Wole Soyinka.
Le Pr Masegabio Nzanzu a résumé son existence tumultueuse en un « triple exil ». Le premier, l’exil familial, est inhérent au manque d’amour de sa famille. Le poète n’a pas connu l’amour de ses parents. En plus de l’austérité de son père, Tchicaya U Tam’Si n’a pas grandi avec sa mère, Elisabeth Bouanga, qu’il accuse de l’avoir abandonné en bas-âge comme un « chaton ». Son « sevrage prématuré » dû à la répudiation de sa mère qu’il ne reverra que cinquante ans plus tard laisse une douleur intense qui va marquer toute sa vie. Par ailleurs, le second exil est physique. Il s’agit bien évidemment de ce handicap qui a pourri sa vie. À cause de son pied bot, il n’a pas eu une enfance comme les autres. Par exemple, il ne pouvait pas se livrer à certains jeux vifs que pratiquaient les jeunes de son âge : courir à la plage, jouer au football, etc. Difficile pour lui de se mouvoir, il était mis à l’écart et donc, obligé de vivre dans son coin sans véritable contact. En 1970, il sera opéré et finalement libéré de « cette injustice de la nature » qui a malheureusement laissé une empreinte indélébile sur toute son existence.
Le troisième exil qui repose sur la société en général est le prolongement des deux premiers cas évoqués. Il lève le voile sur l’isolement qui va caractériser l’existence du poète. Tchicaya U Tam’Si, toute sa vie durant, va vivre avec le sentiment d’être mal-aimé. Et ce n’est pas seulement un sentiment, puisque ses relations sociales ont difficilement été au beau fixe. Il a été un éternel incompris en manque d’amour de l’autre : « L’autre m’a souvent manqué […]. La rencontre m’a toujours paru impossible, du moins difficile : la rencontre avec le Congo est difficile, ma rencontre avec la femme aimée est difficile, la rencontre avec la vie est difficile. Alors, j’essaie de rendre cette rencontre possible en paroles… » (entretien avec Roger Chemain, cité par Masegabo Nzanzu, p.7). Sa vie n’a pas été celle qu’il aurait souhaitée. En manque des rencontres pouvant apporter un peu d’amour à son cœur meurtri, il se sentait délaissé par la société, et parfois, même par Dieu. C’est ce qui justifie les propos jugés blasphématoires dans ses œuvres, où il accuse parfois Dieu d’être la cause de son passage douloureux sur terre.
Une reconnaissance tardive ?
Tchicaya U Tam’Si est aujourd’hui vu comme l’un des plus grands écrivains africains. Certains le considèrent comme le poète africain le plus doué de sa génération. Plus de trois décennies après sa mort, il continue de faire parler de lui, cette fois-ci, avec beaucoup d’amour. L’auteur de Feu de brousse est célébré et adulé par tous ou presque. Il connaît « une trajectoire posthume ascendante différente de celle de beaucoup d’hommes de lettres : il s’impose comme naturellement parmi les plus grands et peut-être est-il déjà menacé d’idolâtrie… » (p. 5) Paradoxalement, c’est après sa mort qu’il est couvert de l’amour qui lui a tant été refusé pendant qu’il était vivant. Cette reconnaissance tardive mérite d’être saluée, puisqu’elle permet aux jeunes générations de découvrir l’œuvre du poète congolais.
Dans cette optique, Florent Sogni Zaou s’appuie sur quelques événements pour prouver que Tchicaya U Tam’Si est « toujours présent dans les esprits », tant au Congo que dans le reste de l’Afrique. Il revient sur le festival dénommé « Epitomé, nuit de la poésie », organisé en son honneur par l’Association Tchicaya U Tam’si pour la promotion du théâtre et le développement socioculturel, c’était le 22 avril 2017 à Brazzaville. Il nous parle également de l’existence d’un Prix Tchicaya U Tam’si au Maroc, d’une valeur de 15 000 dollars, et d’un espace dédié au poète congolais dans le même pays.
En outre, plusieurs autres événements ont été organisés à son nom. On parlera entre autres des colloques qui ont eu lieu à Brazzaville en avril 1992 et à Yaoundé (Cameroun) en 1993. Au cours de l’année 1998, ses anciens collègues de l’UNESCO où il a longtemps travaillé, ont décidé de publier un ouvrage intitulé : Tchicaya, notre ami : l’homme, l’œuvre, l’héritage. Dans ce recueil de textes de 191 pages, ses amis lui témoignent leur admiration. On a enregistré des biographies comme celles de Joël Planque : Tchicaya U Tam’Si, le Rimbaud noir ; des essais comme celui de Pierre-Henri Kalinarczuk qui compare sa poésie à celles de René Char et d’Aimé Césaire en s’appuyant notamment sur le thème du pays natal. Sans oublier le travail remarquable de Boniface Mongo-Mboussa qui a publié ses œuvres complètes, et un essai biographique paru en 2014 : Tchicaya U Tam’Si, le viol de la lune.
Une saison au Congo, un regard sur l’Afrique…
La revue La Plume vivante se pose comme un espace où les auteurs expriment librement leurs opinions, leurs visions et leurs expériences. C’est une tribune qui permet aux jeunes auteurs de se faire connaître à travers leurs poèmes, nouvelles et autres. Les intervenants sont essentiellement issus des deux rives du Congo, mais la revue accueille aussi des contributions venant d’ailleurs, pour le souci commun de la valorisation de la littérature francophone de manière générale. Elle offre donc un regard sur le continent africain, avec un accent sur les deux Congo.
Au-delà du regard appuyé sur Tchicaya U Tam’Si, ce troisième numéro a également rendu hommage à l’artiste congolais Papa Wemba — décédé le 24 avril 2016 à Abidjan — que Jean-Paul Brigode Ilopi Bokanga présente dans un poème comme « le Roi de la Rumba Congolaise » (pp. 13-14). L’écrivain Ilopi Bokanga, auteur de plusieurs textes biographiques sur Papa Wemba, le considère comme « le poète glamour de l’émancipation de l’Afrique » (pp. 29-32) en ce sens qu’il a été un grand ambassadeur de la culture congolaise et africaine dans le monde. À travers des textes enjoués, libres et incisifs ; les auteurs expriment leurs visions de l’Afrique et peignent les réalités socioculturelles et politiques de ce continent qui est en proie à plusieurs crises. Ils laissent échapper les « cris d’une jeunesse africaine aux abois », une jeunesse qui pleure de désespoir et dont les « larmes ne dérangent personne ! » (p. 16)
En fin de compte, la revue littéraire La Plume vivante est un beau projet qui fait la promotion de la littérature africaine et des femmes et des hommes qui ont marqué son histoire. Et pour cela, elle mérite d’être soutenue. Le quatrième numéro sera consacré au philosophe congolais Valentin-Yves Mudimbe. Sa parution est prévue pour le mois d’août 2021.
Boris Noah
Merci au critique Boris Noah pour cette magnifique recension.