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Mort de Béchir Ben Yahmed : Jeune Afrique orphelin de son fondateur

Béchir Ben Yahmed est décédé à l’âge de 93 ans, à l’hôpital Lariboisière à Paris. Affectueusement appelé « BBY », le fondateur du célèbre Journal Jeune Afrique souffrait depuis quelque temps, de la COVID-19 qui l’a finalement emporté dans la matinée du lundi 3 mai 2021. Depuis son annonce, le décès de Béchir qui a plongé ses nombreux admirateurs dans l’émoi, ne cesse de susciter des réactions qui fusent de partout pour saluer la mémoire de ce grand homme qui a amplement marqué son temps.


Béchir Ben Yahmed, de Djerba à Paris


Béchir Ben Yahmed est né à Djerba, dans le Sud de la Tunisie, le 2 avril 1928. Ses parents, de conditions modestes, vont mettre au monde une douzaine d’enfants. Mais malheureusement, seuls cinq d’entre eux survivront. Il s’agit de Sadok l’aîné de la famille, Othman, Brahim, Temna la seule fille, à qui Béchir était très attaché et Béchir le benjamin. Son père commerçant de profession s’absente pendant de longues périodes. Des périodes, au cours desquelles, Sadok, de 13 ans son aîné, va s’occuper de lui comme d’un fils. C’est pourquoi Béchir n’a cessé de le présenter comme son deuxième père.

Béchir va grandir dans une Tunisie sous protectorat français. Il va faire ses premiers pas à l’école et ne se contentera pas du certificat d’études primaires comme la plupart des jeunes Tunisiens de cette époque. Avec la pression de son père et de ses frères, il entreprend d’aller un peu plus loin avec ses études, d’autant plus qu’il est un élève brillant. C’est ainsi qu’il intègre le mythique collège Sadiki, en septembre 1939, à l’âge de 11 ans. Après son baccalauréat, Béchir a 19 ans lorsqu’il s’envole pour la France en 1947, dans l’optique de poursuivre ses études. Toujours sous la pression de son père et de son frère aîné, le jeune bachelier va intégrer l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC Paris). L’école idéale pour ses parents, qui veulent le voir devenir expert en commerce ou alors banquier. Béchir va se soumettre à leur choix, au détriment de son rêve de devenir chirurgien.

Quelques années plus tard, BBY obtient son diplôme de HEC et les propositions de recrutement ne tarderont pas. Il est recruté par la Banque française et italienne pour l’Amérique du Sud (Sudameris). Le Tunisien est de ce fait envoyé, à Vicenza, en Italie pour s’imprégner de la culture italienne et apprendre le métier de la finance. C’est alors là qu’au soir du 6 décembre 1952, il va apprendre dans le Journal Le Monde, la mort de Farhat Hached, assassiné la veille par la « Main Rouge » (organisation secrète française qui a multiplié assassinats et attentats, pour empêcher l’indépendance de la Tunisie). Farhat Hached était en fait un leader nationaliste tunisien et fondateur du syndicat « UGTT » Union Générale Tunisienne du Travail. Cet assassinat sera à l’origine d’un ras-le-bol généralisé qui va entraîner des soulèvements dans plusieurs pays dans le monde et va considérablement accélérer le processus de l’indépendance tunisienne. Béchir pour sa part, décide de démissionner de Sudameris, pour se consacrer à la politique afin d’aider son pays à se défaire des affres de la colonisation.

Dès son arrivée à Paris, il entre en contact avec Mohamed Masmoudi, chef du bureau politique du Néo-Destour en France et intègre l’organe politique. Aussitôt, Masmoudi le nomme « Chargé des relations » avec Habib Bourguiba qui est le fondateur de ce parti politique avec lequel Béchir avait déjà flirté avant de quitter sa Tunisie natale. Mais c’est précisément à partir de juin 1954 que BBY et Bourguiba vont se lier d’amitié, d’affection et de considération. Alors que les négociations pour l’indépendance de la Tunisie s’intensifient, Béchir démissionne de son parti en France et décide de rentrer à Tunis, en mars 1955. Parmi ses principales motivations, il compte créer dans son pays, un journal de grande notoriété capable de relayer les actions du parti Néo-Destour qui milite pour la libération de la Tunisie de l’oppression coloniale française.

Vers la création de Jeune Afrique


La passion du journalisme de Béchir Ben Yahmed commence à se manifester en réalité pendant ses dernières années à Paris. Durant cette période, il collabore avec le quotidien tunisien d’expression française Petit Matin, sous le pseudonyme Arthur Jeff. Ses articles sont très appréciés au point qu’ils font la grande Une du quotidien. Dès son retour en Tunisie, il va créer le Journal L’Action, en avril 1955, pour accompagner son pays dans son processus d’indépendance enclenché depuis des années. La Tunisie devient finalement indépendante le 20 mars 1956. Et c’est Habib Bourguiba qui prend la tête du pays. Il décide de nommer Béchir Ben Yahmed, ministre de l’Information. Malgré ses réticences, BBY devient à 28 ans, le plus jeune ministre du premier Gouvernement de la Tunisie après l’indépendance. Travailleur acharné, il va en peu de temps créer une école de journalisme, mettre sur pied des projets cinématographiques, et bien plus. Mais, Béchir est la cible de certains ministres qui ne supportent pas qu’il soit aussi proche du président. Lui-même n’aime pas toutes les obligations protocolaires que lui imposent ses nouvelles fonctions. Il ne se sent pas totalement libre entre autres. Finalement, il décide de démissionner du gouvernement, en septembre 1957. Une décision à laquelle il tient fermement, malgré les efforts du président Bourguiba qui tente de lui faire changer d’avis.

De nouveau plus libre, BBY poursuit les activités de son journal. En mars 1958, il digère mal l’arrestation sans raison fondée de Tahar Ben Ammar, l’un des nationalistes qui ont œuvré pour l’indépendance du pays. Il écrit donc un article intitulé : Mauvaise querelle, pour fustiger cette injustice. Bourguiba qui se sent directement pointé du doigt, ordonne à tous les actionnaires du Journal L’Action d’arrêter de le soutenir. Et le journal cesse de paraître en septembre 1958. Deux années durant, Béchir va entreprendre plusieurs autres activités économiques, à l’écart du journalisme. Entre autres, il va construire l’hôtel Africa à Tunis ; il investira dans les domaines des banques, des usines, dans le secteur du bâtiment et des travaux publics.

Cependant, loin de rompre son attachement pour le journalisme, Béchir Ben Yahmed va à nouveau créer un autre journal : Afrique Action, en octobre 1960. Ce journal se présente au début comme un hebdomadaire maghrébin, qui traite essentiellement l’actualité de cette partie du continent. Puis, il va se déployer sur tout le continent africain dans l’idée de militer pour la décolonisation du continent tout entier et de promouvoir le panafricanisme. Avec la collaboration de quelques personnes comme Frantz Fanon, Kateb Yacine, François Poli, Robert Namia entre autres ; le journal ne cesse de prendre de l’ampleur et un bureau est ouvert à Paris. Après un article critique de BBY paru en octobre 1961, Bourguiba se met une fois de plus en colère et réclame la paternité du titre « Action » que porte le journal. Béchir est une fois de plus dans la tourmente et se trouve donc obligé de changer le nom de son hebdomadaire. C’est ainsi que quelques semaines plus tard, il change le nom du journal Afrique Action qui devient Jeune Afrique. Compte tenu de sa soif de liberté et de l’envergure qu’il souhaite donner à son hebdomadaire, il s’installe à Rome avec son équipe, en mai 1962. Et c’est finalement en septembre 1964 que Jeune Afrique va ouvrir ses portes à Paris.


Jeune Afrique, le « 55e État d’Afrique »


L’hebdomadaire Jeune Afrique a su étendre ses tentacules au fil des années, pour devenir aujourd’hui le magazine francophone africain le plus suivi, au regard de sa diffusion et de son audience. Le journal a joué un rôle important dans chacune des grandes étapes qui ont marqué l’histoire du continent africain depuis la fin de l’époque coloniale. Dès sa création, il s’est assigné pour mission d’accompagner les États africains vers leur émancipation. Après les indépendances, il a longuement œuvré pour le panafricanisme. Le journal va s’impliquer dans le processus de démocratisation de l’Afrique, en s’insurgeant contre le phénomène des partis uniques et le manque d’alternance politique entre autres. Il va aussi mener des combats pour l’indépendance économique et l’inclusion de l’Afrique dans la mondialisation. Au prisme de tout ce long parcours, l’influence de Jeune Afrique sur le continent africain est sans conteste ; et c’est justement à l’aune de cette influence qu’on l’a baptisé : « 55e État d’Afrique ».

Média de référence et de grande notoriété, Jeune Afrique s’est progressivement érigé en une véritable école de journalisme pour certains, et pour d’autres, il s’est posé comme une tribune d’expression idéale. Durant ses soixante années d’existence, plusieurs grandes plumes du journalisme et de la littérature francophones ont collaboré avec ce journal. On peut citer certains noms comme Frantz Fanon, Amin Maalouf, Philippe Gaillard, Kateb Yacine, Leïla Slimani, Hamid Barrada et Fawzia Zouari. Mais ce qu’il faut dire c’est que, l’influence de ce média s’est en grande partie construite autour du noyau-Béchir. Sa forte personnalité ainsi que son regard avisé sur l’actualité africaine et d’ailleurs lui ont permis d’avoir une certaine proximité avec les dirigeants de plusieurs pays du monde. Il a souvent été présenté comme l’ami des chefs d’État même s’il a toujours réfuté cette hypothèse, en rappelant que seuls quelques-uns d’entre eux étaient ses amis. Béchir a côtoyé de nombreux hommes d’État comme Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny, Hassan II, Abdelaziz Bouteflika, Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, François Mitterrand, Che Guevara, et la liste est loin d’être exhaustive.

Béchir Ben Yahmed dirigera Jeune Afrique pendant plus de quatre (4) décennies, jusqu’au 14 octobre 2007, date à laquelle il décide de se retirer et de passer le flambeau à ses fils, Amir et Marwane. François Soudan, présent à la rédaction du journal depuis 1977, va ainsi devenir directeur de rédaction la même année. Ce dernier présente d’ailleurs Béchir Ben Yahmed comme l’ADN de Jeune Afrique. La simple évocation du titre de ce journal semble se mêler aussi bien à l’image qu’au nom de BBY qui résonne sans cesse dans les mémoires. Entre interdictions de parution, difficultés économiques, problèmes judiciaires, tentatives d’attentats ; Béchir a toujours trouvé un moyen pour avancer. Sa témérité aidant, il a également fondé entre autres ; une maison d’édition (les Éditions du Jaguar), plusieurs sites internet d’information, une agence de voyages, le magazine La Revue qui s’intéresse à l’actualité internationale.

Par conséquent, l’héritage de Béchir Ben Yahmed est immense. À travers Jeune Afrique notamment, il a bâti un véritable empire médiatique. Son parcours exceptionnel est inspirant et mérite d’être salué. Certes, il ne faisait pas toujours l’unanimité, il était parfois controversé, mais son talent et son influence restent indéniables. Sa mort marque ainsi la fin d’une époque particulière du journalisme africain.


Boris Noah



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