L’ouvrage Jean-Marc Éla, « une éthique de la transgression », dirigé par Célestin Monga, a récemment été présenté et dédicacé à Yaoundé, au Cameroun. Cet événement — qui s’est déroulé dans la mythique Librairie Peuples Noirs de l’écrivain Mongo Béti — a permis d’exposer l’immensité de l’œuvre du penseur camerounais et de partager certains souvenirs inédits de la personne aimable et aimante qu’il était.
Les motivations de l’ouvrage
D’aucuns s’interrogeaient sur les motivations d’un économiste, Célestin Monga, à diriger un ouvrage centré sur Jean-Marc Éla sociologue, anthropologue et théologien. Mais la réponse est vite trouvée lorsqu’on se libère des amarres des jugements hâtifs pour comprendre qu’en réalité, la pensée d’Éla trouve refuge dans une sorte de transversalité et d’interdisciplinarité. Elle va bien au-delà des aspects théologiques et sociologiques sur lesquels elle a essentiellement été cantonnée. L’œuvre de Jean-Marc Éla, pense l’économiste, « comporte bien plus que de brèves intuitions et des fulgurances dont la pertinence devrait interpeller les économistes. Certaines de ses analyses qui concernent les ripostes paysannes face aux politiques publiques erronées ou le travail en entreprise en Afrique ont identifié des contradictions et des erreurs conceptuelles reconnues dans les développements récents de la théorie microéconomique » (avant-propos).
Bien plus, Célestin Monga a été aux côtés de Jean-Marc Éla durant de nombreuses années avant sa mort. Il le considérait d’ailleurs comme son deuxième père qu’il a eu la chance de rencontrer, lequel a grandement contribué à son accomplissement personnel. Le hasard qui a entouré leur rencontre n’en était plus un, au vu de tout l’éclairage qu’il a pu apporter dans son existence et de la place prépondérante qu’il y occupait jusqu’à son décès, le 26 décembre 2008, au Canada. Célestin Monga s’est toujours senti redevable envers son « père » et a contacté quelques intellectuels et écrivains qu’il trouvait mieux placés pour bâtir un projet efficient sur l’œuvre de Jean-Marc Éla. Il a finalement décidé de mettre sur pied ce projet d’ouvrage collectif ouvert à plusieurs disciplines pour parler du sociologue camerounais et de son œuvre.
Les contributions du livre
Les contributions du livre Jean-Marc Éla : une éthique de la transgression ont été réparties en quatre grandes parties aux titres fort-évocateurs. La première partie est intitulée : « Un esprit indocile et un spectateur engagé ». Elle regroupe des contributions de Anne Sidonie Zoa, Hemley Boum, Ambroise Kom et Odile Tobner entre autres. La sociologue Anne Sidonie Zoa, la nièce de Jean-Marc Éla qui a longtemps vécu avec lui et a été à son chevet jusqu’à son décès livre un témoignage intime de son oncle. Elle dit n’avoir pas eu la force d’en parler depuis 2008, et bien que cela soit autant douloureux, elle a partagé de façon émouvante ses dernières conversations avec celui qu’elle appelait affectueusement « Papa fara » (fara signifiant « prêtre » en leur langue). Hemley Boum, pour sa part, compare Éla à Sisyphe et à Job de la Bible.
Dans la deuxième partie : « Révélation et réinvention de l’Église », nous notons les contributions de Kasereka Kavwahirehi de l’Université d’Ottawa, Paulin Sébastien Poucouta et Lindbergh Mondésir tous deux théologiens. La troisième partie, « L’idée sociale chez Jean-Marc Éla », a été nourrie par Hervé Tchumkam de Southern Methodist University, Texas, Gérard Amougou de l’Université de Yaoundé II et François-Xavier Akono de l’Université Catholique d’Afrique centrale. Et la dernière partie quant à elle est intitulée « Parcours d’un dissident ». On y trouve notamment la contribution de Yao Assogba, Université du Québec en Outaouais qui parle de l’exil du théologien au Canada, de 1995 à 2008. Il y a également un post-scriptum de Célestin Monga, Université de Harvard qui écrit une longue lettre à son « deuxième père » pour lui témoigner toute son estime.
Faire vivre l’héritage de Jean-Marc Éla
Cet ouvrage est certes un hommage de plus, mais pas de trop, à Jean-Marc Éla. C’est une initiative qui arrive judicieusement pour célébrer la mémoire d’un illustre penseur et contribuer à entretenir l’héritage incommensurable légué à l’Afrique qu’il a tant porté dans son cœur. Son combat pour la liberté et l’égalité en Afrique notamment, son humanisme qui le poussait à se mettre du côté des opprimés et des indigents, la dissidence qui marquait ses prises de position dans les cadres religieux et sociopolitiques, sont de manière essentielle les points-directeurs de sa riche pensée. Son existence est donc consubstantielle à « une éthique de la transgression ». Une transgression nourrie du respect de l’humain et inhérente au pouvoir de la vertu qui l’éclairait.
« Oui, Jean-Marc. Ta mort aggrave dangereusement le vertigineux déficit de compassion qui a déjà fait de notre pays [Cameroun] une méchante caricature. Elle nous prive d’un homme libre et prestigieux, doté d’une rare conscience de l’urgence et de l’exigence éthique qui est l’ingrédient premier de toute démocratie et de tout développement. Elle nous prive d’un regard aigu sur nous-mêmes, d’une ascèse dans l’action, et de l’indispensable sentiment de culpabilité qui devrait accompagner chacun de nos actes. Il ne nous qu’à accepter la médiocre consolation que, de là-haut, tu veilles sur ce pays et sur ce continent auquel tu avais si mal » (Célestin Monga, p. 298).
Par conséquent, Jean-Marc Éla est indéniablement une figure emblématique de la pensée africaine. Son œuvre est plus que jamais d’actualité tant sur le plan religieux que sociopolitique, et bien plus. Il est donc question de la vulgariser, de faire qu’elle soit plus accessible et atteigne de plus en plus sa principale cible qui est l’Afrique.
Boris Noah
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