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Sommet Afrique-France de Montpellier : Quelle mission pour Achille Mbembé ?


Le sommet Afrique-France initialement prévu à Montpellier du 8 au 10 juillet 2021, a été reporté en raison des restrictions sanitaires liées à la pandémie de Covid-19. Dans un communiqué publié le 12 mai, la mairie de la ville hôte précise que « les contraintes de déplacements fixées au niveau international seront insuffisamment levées cet été pour permettre la venue des centaines d’invités du continent africain. Sans leur présence massive, l’événement perdrait une grande partie de son sens ». Le sommet aura donc lieu du 7 au 9 octobre 2021.


Jeu et enjeu du sommet Afrique-France de Montpellier

Les sommets Afrique-France sont généralement organisés dans le but de resserrer ou de réorienter les liens de coopération entre la France et l’Afrique. Officiellement, le premier sommet franco-africain remonte en 1973. Il a été marqué par la présence du président français Georges Pompidou et de plusieurs chefs d’État africains. On peut citer entre autres Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Hamani Diori (Niger), Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Jean-Bedel Bokassa (République centrafricaine), Omar Bongo Ondimba (Gabon). Longtemps connu sous le nom de « sommet France-Afrique », c’est en 2010 que l’appellation va changer pour devenir « sommet Afrique-France ».

En effet, le sommet Afrique-France de Montpellier 2021 semble avoir une saveur particulière. La France est depuis quelque temps en train de perdre ses positions stratégiques en Afrique, au bénéfice d’autres puissances comme la Chine, la Russie, le Japon, la Turquie, etc. Ce constat peut notamment se faire au regard du nombre régressif d’entreprises françaises qui sont sollicitées pour la réalisation de certains grands projets comme la construction des barrages hydro-électriques, des stades, des routes et autre. On se rend de plus en plus compte que ce sont des entreprises autres que celles françaises qui pilotent plusieurs de ces projets, même dans certains pays d’Afrique subsaharienne qui étaient quasiment considérés comme sa chasse gardée.

Il faut le dire, c’est d’ailleurs un secret de polichinelle, un sentiment anti-français est né en Afrique depuis quelques décennies et ne cesse de gagner en envergure. Ce sentiment est essentiellement dû à la sempiternelle ingérence de la France dans les affaires politiques et économiques des pays africains. Une ingérence qui a laissé des plaies béantes chez certains, lesquelles n’ont pas pu se cicatriser jusqu’ici. Si l’on remonte l’histoire juste avant les indépendances africaines, on va sans doute percevoir le rôle qu’a joué la France pour perpétuer la colonisation. Les disparitions de plusieurs nationalistes et autres anticolonialistes sont restées dans les mémoires. Mais le sentiment anti-français a véritablement commencé à enfler au prisme de plusieurs événements qui se sont déroulés après des indépendances. Dans le génocide des Tutsis au Rwanda notamment, on se souvient que la France était accusée d’y être impliquée et le rapport dirigé par l’historien Vincent Duclert l’a confirmé il y a quelques semaines. Dans les différents coups d’État perpétrés au Tchad, elle a témoigné un soutien appuyé à Hissein Habré en lui permettant de prendre le pouvoir et le même scénario s’est produit avec Idriss Déby Itno en 1990. La France a également joué un rôle trouble dans le conflit postélectoral de la Côte d’Ivoire qui a conduit Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé à La Haye. Le dernier cas qu’on peut citer, parmi tant d’autres qui existent, c’est sa responsabilité dans la destruction de la Libye avec l’élimination de Mouammar Kadhafi.

Au vu de tout cela, le pays d’Emmanuel Macron est sur une pente glissante et sait qu’il faut agir pour sauvegarder ses intérêts. À travers ce sommet, la France va donc tenter de se refaire une place importante dans le cœur des États africains. Consciente de la difficulté de ce processus, elle a opté pour des échanges « libres et sans tabous » avec la société civile africaine. Et c’est à ce stade qu’Achille Mbembé entre en jeu.


Achille Mbembé et cette mission qui fait problème…

Achille Mbembé est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université de Witwatersrand en Afrique du Sud. Auteur de nombreuses publications sur l’émancipation de l’Afrique, le penseur camerounais fait partie de la crème des intellectuels africains les plus en vue de ces dernières décennies. La pertinence de ses réflexions sur le postcolonialisme lui vaut des invitations dans plusieurs universités à travers le monde, sans oublier des sollicitations pour les conférences, les débats et autres. Pour le sommet Afrique-France de cette année, Achille Mbembé a été sollicité par le président français, Emmanuel Macron, afin d’organiser l’échange qu’il projette d’avoir avec la société civile africaine. Une mission qu’il a acceptée puisque n’y trouvant aucun inconvénient. Et depuis lors, il est la cible des critiques les plus acerbes. Pour certains, Mbembé a renié ses positions antérieures qui, on le sait, sont très critiques vis-à-vis de la France. D’autres parlent d’une subtile connivence nouée avec « l’oppresseur » qui a trouvé à travers cette démarche, un moyen cynique pour renouer avec son pré carré africain qu’il est en train de perdre. Et donc, ce sommet est sans substance. Mbembé est manipulé et la France passe par lui pour assouvir ses appétits impérialistes. L’écrivain Gaston Kelman par exemple n’y est pas allé de main morte en affirmant que Mbembé a accepté de porter soixante ans après les indépendances, le chantier de la Françafrique intellectuelle.

Face à toutes ces critiques, l’auteur du livre Sortir de la grande nuit pense qu’il est judicieux de dresser de nouveaux constats qui s’imposent et de passer de la critique à des propositions. Au lieu de s’arc-bouter sur des clichés historiques et dépassés, il semble plus opportun de participer à un dialogue « libre et sans tabou » au cours duquel il sera question de faire des propositions constructives. Il est raisonnable et urgent, selon lui, de redéfinir les fondamentaux des relations entre l’Afrique et la France afin de repartir sur de nouvelles bases. Dans un entretien avec Clarisse Juompan-Yakam, il explique que cette mission est ponctuelle et c’est un projet de bon sens : « questionner les fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France aux fins de la redéfinir ensemble est une revendication que beaucoup portent depuis au moins soixante ans. Il s’agit d’un projet extrêmement complexe qu’il ne suffira pas d’effleurer lors d’un sommet. J’ai accepté d’accompagner ce geste, d’être là au moment où l’on se met en route, d’abord par curiosité intellectuelle, mais aussi pour veiller à ce que ce ne soit pas un simple exercice de communication ».

Les nouvelles bases dont on parle permettraient aux jeunes générations d’aspirer à un futur plus reluisant par rapport à leurs aînés d’hier. Puisque même les sujets les plus délicats seront débattus ; comme l’avenir du franc CFA, la politique migratoire française vis-à-vis de l’Afrique, les dettes qui ne finissent pas et qui sont parfois compensées par l’exploitation des ressources naturelles africaines, les suspicions de soutien de quelques actes terroristes dans le Sahel, la question de l’ingérence au nom de l’amitié, etc. Il ne s’agit nullement d’un messianisme français pour le développement de l’Afrique, mais d’une occasion d’échanges d’idées susceptibles de faire bouger les lignes dans les relations franco-africaines. Ce d’autant plus qu’une « rapide analyse historique montre que les transformations du système international, le recul du pluralisme, la dérive autoritaire des démocraties libérales, les grands basculements démographiques, la crise environnementale et sanitaire ainsi que l’escalade technologique commencent à peser de tout leur poids sur cette relation. Nous sommes brutalement projetés dans un autre cycle de notre histoire commune. L’on s’en rendra bientôt compte : à cause de ce changement de cycle historique, certaines grilles d’analyse forgées au lendemain de la décolonisation ne marchent plus. Un aggiornamento intellectuel est donc nécessaire, y compris du côté de ceux et celles qui s’inscrivent dans une perspective plutôt anti-impérialiste. Bientôt, les vieilles postures et les vieux réflexes ne serviront plus à grand-chose et seront sans effet concrets sur la nouvelle réalité. »

Conduire une mission qui vise essentiellement à reconfigurer les rapports entre l’Afrique et la France est donc une cause politique éminente pour les jeunes générations d’Africains. Elle n’impose pas d’office un changement de principes, de positions ou de vision. Le sommet Afrique-France de Montpellier sera le cadre d’une discussion intellectuelle autour des différents problèmes que décrient les Africains depuis les indépendances. Il y a des constats et des analyses qui ont été faits à propos bien avant, c’est pourquoi il sera plus question d’un « débat autour de propositions fortes et opérationnelles », suivi d’une feuille de route qui sera donnée à Emmanuel Macron. Et le même débat est également possible avec les autres puissances étrangères, faut-il le préciser. Par conséquent, la mission de Mbembé n’est à lire ni comme une connivence avec la France ni comme un simple enfumage, encore moins comme une manipulation : « Moi, la personne qui va me manipuler, elle n'est pas encore née. Ainsi, le travail d'accompagnement, que font des philosophes, comme Souleymane Bachir Diagne, des économistes comme Kako [Nubukpo], des architectes comme David Adjayé, le comité que j'ai mis en place… Ce sont les meilleurs Africains dans leur domaine du point de vue international. Si vous me dites qu'on peut manipuler tous ces gens-là, qu'on peut les rouler dans la farine, je vais rire. Ça veut dire vous n'avez pas confiance en vous-même » (interview accordée à Éric Topona).

De ce fait, pour faire ce travail, Achille Mbembé a pensé qu’il était de bon aloi de se faire accompagner par plusieurs autres personnalités africaines dont l’honnêteté, l’intégrité et l’indépendance intellectuelle ne souffrent d’aucun doute, dit-il. À côté de ceux qu’on vient d’évoquer, on peut citer entre autres le gynécologue et prix Nobel de la paix Denis Mukwege, l’économiste Vera Songwe, les écrivains Alain Mabanckou, Mohammed Mbougar Sarr et Chimamanda Ngozi Adichie, l’historien Pap Ndiaye.

Toutefois, nous pensons qu’il est tôt de tirer des conclusions pour le sommet de Montpellier qui aura lieu en octobre, à cause de la démarche qui a été choisie. Certes, on ne s’attend pas aux résolutions les plus extraordinaires, mais on espère notamment que ce sommet fera écho dans l’avenir et sera au moins à l’origine de quelques frémissements mélioratifs dans les relations qui lient l’Afrique et la France. Le destin de l’Afrique est entre ses mains. Il revient aux pays africains eux-mêmes de trouver des solutions à leurs propres problèmes. Ce qui signifie qu’on ne saurait penser qu’un tel sommet sera une clé que la France donnera au continent africain pour son émergence. Mais, étant donné que nous sommes de plus en plus enclins à la mondialisation, il est impossible ou tout au moins difficile pour l’Africain de continuer à s’engoncer dans sa « noirceur » en entretenant la rancœur de l’ancien colonisé qui n’a plus rien à négocier avec « le colonisateur ». Les dialogues, les débats et les échanges sont par conséquent louables et quasiment inévitables pour la construction d’un monde meilleur.


Boris Noah


1 Comment


Sylvain Mvondo
Sylvain Mvondo
May 28, 2021

La question peut se poser autrement :

La participation de l'opposition à un gouvernement '' d'union nationale '' est-il synonyme de connivence de cette opposition avec le parti au pouvoir ??? Je réponds, pas si sûr que ça. Pour conclure que les critiques formulées contre Mbémbé ne sont pas vraiment justifiées, y a rien de fondamentalement mauvais à mener une réflexion sur n'importe quel sujet avec n'importe quel acteur !

@Sylvain

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